Les pièces de ce 2e dimanche de Pâques sont toutes très « incarnées » : lait, Galilée, présence (stetit, de stare se tenir debout), toucher (mitte manum, avance ta main). C’est par son Incarnation que le Seigneur nous a rejoint au plus haut point, au plus profond, c’est par elle qu’il est mort, qu’il est ressuscité. Et jusqu’à l’Ascension nous sommes aux temps de la présence charnelle du Ressuscité parmi ses disciples.
L’incarnation, la venue du Verbe et Fils parmi les hommes, puis sa mort et sa résurrection : c’est la nouvelle alliance scellée par le sang, c’est-à-dire la vie, du Fils. Et c’est ce nouveau testament que nous chantons tout au long de la messe qui clôt l’octave de Pâques : toutes les pièces en tirent leur texte, ce qui est plutôt rare ailleurs, hors des antiennes communion.
Introït
Cologne, Cod. Bodmer 74, f. 87v
1 P 2, 2.
Quasi modo géniti infántes, allelúia: rationábile[s], sine dolo lac concupíscite, allelúia, allelúia, allelúia.
Ps 80,2.
Exsultáte Deo, adiutóri nostro: iubiláte Deo Iacob.
Comme des enfants nouveaux-nés, alléluia, désirez le pur lait spirituel [spirituels, sans intention malhonnête, désirez le lait] alléluia, alléluia, alléluia.
Criez de joie pour Dieu notre secours, acclamez le Dieu de Jacob
Le mode de fa plagal (VI) se fait tout de suite entendre avec l’intonation sur do-ré (Quasi modo) pour arriver sur la corde fa (géniti infántes) et sauf quelques ornements, toute la pièce se tient dans cette tessiture grave du mode de fa.
Jusqu’aux trois alléluias finaux, son rythme est très fluide, comme pour faire entendre la simplicité de l’élan auquel saint Pierre invite dans cette épître : désirez. Et si dans l’épître cette affirmation est assortie d’une condition – 1P 2, 3 : si tamen gustatis quoniam dulcis est Dominus : si vous avez goûté que le Seigneur est bon – ici nous ne la chantons pas : nous avons chanté cette reconnaissance toute la semaine, en particulier dans l’Haec dies ; elle est sûre.
Cette pièce pose surtout question quant à son texte, et à la façon dont ce qui nous semble une erreur textuelle a influencé l’édition des notes carrées dans le Graduel et les publications antérieures de cette pièce. Dans le Graduale Triplex de 1974 on trouve l’indication d’une variante textuelle qui permet de lire rationábile plutôt que rationábiles. Le nombre de manuscrits anciens dans lesquels on lit rationábile est d’une écrasante majorité. Par ailleurs c’est le texte que donne la Vulgate, fidèle en cela au texte grec de l’épître (τὸ λογικὸν ἄδολον γάλα).
Mais que trouve-t-on dans l’édition des notes carrées ? rationábiles, sine dolo lac concupíscite. Il faut alors rapporter rationábiles à géniti infántes et, pour que cela soit intelligible, ponctuer le phrasé en marquant une légère pause après rationábiles, voire après sine dolo qui se lit alors comme apposé à rationábiles. C’est ce qui explique que dans les notes carrées rationábiles ainsi que dolo voient leur dernière note pointée et suivie d’un quart de barre. Le sens est alors le suivant : Comme des enfants nouveaux-nés, spirituels, sans intention malhonnête, désirez le lait1.
Nous croyons qu’il est beaucoup plus simple de lire et de chanter la pièce en lisant rationábile qui se rapporte alors à lac, tout comme sine dolo. Cela correspond à la manière dont le premier allelúia de la pièce ponctue le phrasé. Cela correspond également aux neumes qui ne marquent aucun ralentissement à la fin de rationábile ni de dolo, ainsi qu’au texte biblique : c’est le lait qui y est spirituel et pur. Plus littéralement : le lait non altéré de la parole (celui du verbe, logos : λογικὸν). Car c’est de cela qu’il s’agit dans ce texte de saint Pierre. Et c’est cela que dit le sommet mélodique et l’accent délicat que porte le si bémol sur le mot rationábile : le lait de la parole est la douce nourriture de Dieu à ses enfants. Le chant grégorien le sait bien : il ne chante qu’elle2 et par elle, Dieu et ses dons.
Premier Alléluia3
Allelúia, allelúia
Mt 28, 7.
In die resurrectiónis meæ, dicit Dóminus, præcédam vos in Galilaeam
Au jour de ma résurrection je vous précèderai en Galilée.
C’est encore ce jour-là. Chanter le Haec dies (ce jour) toute la semaine à tous les offices nous a permis de ne pas l’oublier : cette octave est comme un jour.
Tout concourt à souligner les mots præcédam vos : un rythme plus ample et le sommet mélodique sur sol que l’on fait résonner par un redoublement du motif mélodique qui y porte. Præcédam est le mot que l’on fait retentir le plus haut et le plus généreusement dans cette pièce. Oui, il nous précède. Marchons à sa suite.
Notons tout de même que le texte n’est pas à proprement parler celui de Mt 28, 7. Il condense des éléments de la scène évangélique dont nous chantons un passage dans l’offertoire, la scène des saintes femmes au tombeau, et attribue au Christ des mots qui sont dans la bouche de l’ange.
Second Alléluia
Rome, Bibl. de l’Angelica, cod.123, f. 115v, Graduel et Tropaire de Bologne (XIe), in Paléographie musicale, XVIII, 1969
Jn 20, 26
Post dies octo, iánuis clausis, stetit Iesus in médio discipulórum suórum, et dixit: Pax vobis. Allelúia.
Après huit jours, alors que les portes étaient closes, Jésus se tint au milieu de ses disciples et il leur dit : Paix à vous, alléluia.
Comme le premier alléluia, le second est en septième mode.
Nous y chantons une plénitude, un miracle, une présence et un don. La plénitude du huitième jour, le miracle du Christ entré malgré les portes closes, sa présence au milieu de ses disciples et le don de sa paix.
Dans le verset, les deux premières phrases (Post dies octo, iánuis clausis et stetit Iesus in médio discipulórum suórum) reproduisent la même mélodie. La troisième phrase reprend presque intégralement la mélodie de l’Allelúia, sauf sur le mot Pax où elle varie légèrement en repassant par la comme pour le souligner.
Offertoire
BNF, Arsenal 1169, fol. 22
Mt 28, 2 ; 28, 5-6.
Angelus Dómini descéndit de coelo, et dixit muliéribus: Quem quaeritis, surréxit, sicut dixit, allelúia.
L’ange du Seigneur descendit du ciel et il dit aux femmes : celui que vous cherchez, il est ressuscité comme il l’avait dit, alléluia.
Les deux Alléluias nous ont fait entendre la parole même du Christ en ses apparitions comme ressuscité. L’offertoire nous fait entendre le témoignage de l’ange, c’est à dire du messager en grec, qui fait des femmes elles-mêmes les messagères de la bonne nouvelle.
Le rythme de cette pièce est ample à la fois par la longueur des mélismes qui accentuent les mots et par le nombre d’épisèmes qui élargissent le chant. Elle fait entendre l’ampleur de la quête de ces femmes en même temps que celle de la nouvelle qui leur vient des cieux.
La descente de l’ange (descéndit) est illustrée par une descente mélodique très souple qui remonte immédiatement pour nous rappeler d’où il vient : du ciel, caelo, où nous atteignons l’un des deux sommets mélodiques de la pièce sur mi. Le deuxième sommet mélodique se trouve sur muliéribus, ces femmes dont l’envoyé du ciel fait des envoyées.
Communion
BNF, Arsenal 592, fol. 105
Jn 20, 27
Mitte manum tuam, et cognósce loca clavórum, allelúia: et noli esse incrédulus, sed fidélis allelúia, allelúia.
Avance ta main et reconnais la place des clous, alléluia ; et ne sois pas incrédule, mais fidèle, alléluia, alléluia.
Le texte de cette communion est la suite du second Alléluia qui en a donné le contexte. Mais là où la paix chantée dans l’Alléluia s’adressait à tous les disciples présents, cette parole s’adresse à Thomas qui seul n’était pas présent lors de sa première apparition et qui est demeuré incrédule au témoignage des autres disciples.
L’antienne est un récitatif orné avec une légère insistance sur le mot avance (mitte) du fait de l’épisème sur le fa initial et de sa répercussion. Ce récitatif est ponctué d’allelúias qui sonnent comme des acclamations responsoriales du récit par l’usage qu’ils font tous trois du si bémol (absent du reste de la pièce).
- On pourrait également rapporter sine dolo à lac et lire : Comme des enfants nouveaux-nés, spirituels, désirez le lait non altéré[ ↥ ]
- À quelques très rares exceptions près, toutes les pièces grégoriennes de la messe tirent leurs paroles de la Bible.[ ↥ ]
- Pendant tout le temps pascal un Alléluia vient remplacer le graduel ; on chante donc deux Alléluia[ ↥ ]